Annie Gouédard
A propos du travail
“Tout d'abord, elle investit l'espace d'exposition,
elle l'aménage, elle habite, et elle nous ouvre.
On est chez Emmanuelle Véqueau, dans son intérieur, au propre comme au figuré,
puisque, tant les objets que les titres des oeuvres suggèrent une exploration,
une découverte de son intimité, de sa psyché.
« A l'intérieur, la viande est crue», dit-elle, quand pour y accéder
on traverse de virginaux voiles arachnéens et, quand il n'y a pas que le regard
qui se glisse sous les jupes des «Femmes Tentes»
et des grandes géantes, mais le regardeur tout entier qui pénètre leur ventre.
Ailleurs, elle nous abondonne à son canapé investi d'une mémoire chargée de
licences libertines, et dispose dans l'espace ses napperons brodés de maximes
maternelles détournées, petits carrés blancs non censurés, tandis qu'elle
nous libère d'inhibitions vénielles, en nous offrant des «Tasses
à Caqueter» pendant qu'on foule aux pieds ses tapis blasons. Les
mots, les peintures, les dessins, les objets envahissent tous les champs de
la perception. Ils se bousculent, foisonnent, en référence à un répertoire
où se mêlent les souvenirs et l'histoire personnels mythifiés par le temps,
des mythes anciens et primitifs, et leur interaction au quotidien, avec le
fait social, les conventions sociales.
Comment l'artiste imprime-t-elle son langage personnel aux formes? Parfois
elle joue du changement d'échelle, parfois elle hypertrophie certains de leurs
caractères, «L'Outre à Tater» est un
corps concentré dans une masse de seins, et la figure féminine d'une des «Petites
Manies», si elle est chaussée de talons aiguilles brodés, porte
des seins en grappe, comme l'Artémis d'Ephèse, paradoxalement déesse de la
virginité et déesse nourricière. Quand l'artiste accentue par le bondage,
la compression, les rondeurs des corps féminins de la série «Lisse
à l'Intérieur», et que ces corps charnus exaltent alors, à la fois
la maturité pleine, mais aussi une puissante et prégnante sensualité, on est
renvoyé à l'ambiguïté de ces figures où se confondent les images de la femme
féconde et créatrice et celles de la femme séductrice. Parfois, tout au contraire,
l'artiste vide ces formes de tout contenu, et en travaille leur seule enveloppe.
Dans les derniers grands formats, les «Coupable»,
au dessin à la fois naturaliste et onirique, la forme humaine, féminine ou
masculine est en communion, en osmose avec le monde animalier, traité de manière
très réaliste. On songe à sa représentation sur la coupole du narthex de la
basilique Saint-Marc de Venise, où les animaux apparaissent, qu'ils soient
animaux du ciel et des eaux, ou animaux de la terre, en un merveilleux catalogue
détaillant leur création les quatrième et cinquième jour de la création du
monde. Ils sont antérieurs à Adam et Eve, comme ici ils semblent antérieurs
à la forme humaine, qu'ils innervent littéralement, lui insufflant la vie
qui colore symboliquement leurs membres de jaune safran et d'oranger, la couleur
même de la tunique d'Artémis.„
“C'est une oeuvre du jouir, protéiforme, rabelaisienne,
à l'imagination et à la fantaisie puissamment séductrice et séduisante.
Protéiforme, elle se compose d'une production arborescente d'installations,
de sculptures, de dessins, de performances, où sont souvent alliés, dans les
oeuvres tridimensionnelles toutes les pratiques, le trait, le photographique,
les empreintes au plâtre, la vidéo, la broderie, la chorégraphie.
Rabelaisienne, elle est innervée d'allégresse, et de gourmandise, ponctuée
de concentrés d'inventions verbales auxquels s'ajoutent du comique et de l'ironie
légère, de la farce et du merveilleux, par le truchement de gigantesques avatars
d'elle-même.
La crudité et la violence qui peuvent être dans les titres, dans la situation
suggérée, ne le sont jamais dans l'oeuvre réalisée. Qu'elle représente le
corps, ou qu'elle l'invoque, elle le magnifie, le transcende, tant par les
matériaux utilisés que par le traitement précieux et méticuleux auxquels elle
les soumet: les tissus sont des voiles décopés de tulle, de coton léger, les
papiers sont fins, le velours et le taffetas s'embrasent l'un l'autre, les
peaux de latex sont chaudes et parfumées, les broderies délicates, les résilles,
les dentelles, les faux jours nous ramènent à la mémoire, un vocabulaire oublié.
La transparence est omniprésente, qu'elle sculpte le vide, la forme élidée
d'un corps, qu'elle le serre et le comprime, le résultat est sans densité,
il n'y a généralement pas occlusion, fermeture. Les écrans sont perméables
et pénétrables et les formes sans bondes. Les enveloppes corporelles sont
très rarement closes, trouées, percées, elles sont ouvertes de tous les orifices,
traversées, enrichies par les expériences et les émotions, qui entrent et
s'échappent, de soi à l'autre, de l'autre à soi, dans un mouvement d'énergie
vitale ininterrompu.
Cette oeuvre où la dimension de l'intime est prééminente, échappe cependant
au narcissisme, comme à tout égocentrisme. Car elle ouvre sur une dimension
de l'autre, son regard sur soi appelle le regard de l'autre, elle met l'accent
sur le passage du dedans vers le dehors, du soi au non soi. Dans l'espace
entre l'intime et le public, où le corps ou ses substituts sont instruments
de communication, elle se fait l'écho gentiment ironique et distancié des
phrases toutes faites, des poncifs, des banalités, des préjugés communs, des
derniers fantasmes qui courent dans l'air du temps.
Dans cette oeuvre qui n'a pas de clôture, il n'y a pas non plus de bords.
Il n'y a pas de remplissage de l'espace puisque l'espace n'est pas arrêté
et est expansible à volonté. A l'artiste d'ajouter, de rajouter au grand dessin
en cours, des morceaux de papier blanc à investir ou pas, car c'est de l'espace
encore, autant qu'elle en voudra, et de rajouter à l'installation, encore
un élément, et pourquoi pas sous la jupe baroque de «Like
a Grotesque Virgin», le pendant masculin de l'«Encoquetté»,
des animaux échappés du bestiaire fantastique moyenâgeux d'une chapelle voisine
qui, cette fois, coulent, s'épandent, envahissent autant d'espace que la salle
d'exposition le permet à l'artiste.
Aussi bien dans le temps que dans l'espace, il n'y a pas de limite, puisque
les éléments constitutifs de l'installation, de la sculpture, sont fragiles
et périssables et que, comme tout ce qui est organique, ils sont soumis à
l'usure d'usage et du temps. Ils se réduisent, se transforment en autre chose,
jusqu'a ce qu'il n'en reste plus rien, mais d'autres formes ou les mêmes,
ou presque les mêmes, réapparaîtront dans d'autres circonstances, d'autre
contextes, pour investir, quand Emmanuelle Véqueau les réactualisera, à sa
manière ludique et poétique, une nouvelle sculpture ou une nouvelle installation.„
Pierre Giquel
A consommer
Et si les mots tombaient non pas de la bouche, mais des images ou des objets et ces mots-là sont des mèches à quoi il ne manque qu'une allumette pour les voir se redresser, se tordre, s'arracher ou se rejoindre. Derrière l'anecdote, la phrase toute faite, la confidence, le jeu, on perçoit des dangers, des colères. Des faux pas révélés tour à tour avec une apparente ingénuité ou une violence délibérément non feinte. Car ce que contiennent les oeuvres d'Emmanuelle Vequeau oscillent avec une rare allégresse entre la douceur d'un sentiment et la crudité d'un geste expéditif.
Le corps malmené. Le sien, féminin, et l'autre, le voisin toujours. Un corps incomplet dont les prolongements réalisés en pâte à modeler et colorés avec insolence évoquent une machinerie cocasse ou une animalité incongrue. Ou ces tapis persans au luxe récupéré qui accueillent des morceaux de tête, bras, jambes... coulés dans le latex et que le visiteur est invité à fouler. Ou ces robes aux formes démesurées qu'une géante aurait abandonnées. C'est toute l'histoire d'un remembrement qui se déploie ici, avec des fantasmes pleinement assumés, des fragments d'histoires personnelles, des échos mythologiques. "Les voisins cachent toujours chez eux des cadavres", nous dit sans sourciller Emmanuelle Vequeau. Le résultat veut que nous vivions ces entorses à la dissimulation, que nous acceptions ce qui peut paraître de la provocation comme une nécessité, une manière joyeuse de nous approprier un corps dont on nous avait soigneusement éloigné. Un corps avec ses humeurs, ses fuites, ses appétits et ses scandales. Un corps à goûter, "En sauce", et à consommer, immodérément.
Morgane Lelchat
A propos du «Festin»
“Parce que nous sommes des êtres de lèvres et de sang:
il y a le bout de moi qui est à toi, le bout de toi qui est à moi, son bout
à elle qui est à lui, son bout à lui qui est à elle. Et si ce bout de moi
était aussi à elle, et si ce bout à lui était aussi à toi?
Et si tout l'enjeu de ce festin n'était pas d'aimer mais bien de le montrer?
Montrer qu'on aime un corps là où on sait le goûter. Montrer tout simplement
nos instincts carnassiers.
Nos corps sont donc bandés, étalés sur la table et plaqués sur les murs. Voici
nos friandises. Leurs corps sont morcelés et exposés, fragments d'histoires
et d'émotions, petits bouts de vie incarnée, symboles de leur intimité, dévoilée
et tout autant cachée. Petits moments de frustration pour qui regarde et que
ça ne regarde pas.„
Fanny Poussier
A propos de «Signe
de Richesse»
“ «Signe de Richesse»,
est une accumulation et un étalement de tapis persans prolongés par des pans
de latex configurant des parties du corps (visage, bras, jambes...). L’artiste
instaure un double rapport à l’œuvre par la sensualité qui se dégage du tapis
fibreux et du latex fin et lisse, ainsi que par l’ambiguïté du rapport jeu/agression
provoqué par la simple marche du visiteur sur les tapis. „
“Emmanuelle Vequeau fait de la couture et de la broderie une activité
à la fois féroce et raffinée, en perturbant sa vocation initiale, utilitaire
et ornementale.(...) L’artiste élabore une problématique du corps en expérimentant
des médiums qui renvoient indirectement aux différentes opérations d’entretien
du linge (marquer, signer, racommoder), héritées de principes familiaux, intergénérationnels
et surtout féminins. Emmanuelle Vequeau travaille volontairement chez elle,
à la maison. Lieu du corps et lieu de vie, l’atelier-maison constitue en permanence
un espace de cohabitation et de concentration du soi, donnée indissociable,
inhérente à la réflexion des oeuvres. La prégnance de la sphère privée n’est
pas à considérer comme un espace particulier mais à comprendre comme un temps
personnalisé à partager, généreux, propice aux conversations et aux échanges.„
A propos de «Allez
voir la bête»
“«Allez voir la bête»,
consiste en une série de moulages en pâte à modeler de différentes couleurs,
accompagnée d’une bande sonore. Avec la pâte à modeler, Emmanuelle Vequeau
a réalisé des empreintes de son visage, des extrémités et des articulations
de son corps. Les orifices sont bouchés, les membres prolongés par des prothèses
qui modifient les fonctions du corps.
Exposés [sur une étagère en bois], ces objets deviennent mystérieux, évoquant
un usage dérangeant du corps. La voix de l’artiste accompagne ces accessoires
par la phrase suivante : « La peau tendre aux déplacements parcimonieux,
sexes visibles aussi, finement duveté à l’intérieur, un corps très compact,
grimpe agilement, très farouche, fréquente les mangeoires... ». Entre
le texte et la matière, une ambiguïté se crée sur l’être invoqué ou à transformer,
entre l’homme et l’animal.„
Alexandra Gillet
A propos de «Tu
respires fort»
“«Tu respires fort»
est une œuvre qui, présentée dans l’exposition Echos - Graphies, agissait
comme une seconde porte à l’entrée du centre d’art. Il s’agit de cinq bandes
de latex dans lesquelles Emmanuelle Vequeau a tatoué les motifs récurrents
dans l’art du tatouage d’un serpent et d’une rose.
L’œuvre entretient une forte résonance avec la peau. Elle agit comme le signal
du passage d’un espace à un autre, du dehors vers le dedans et inversement.
La contrainte de traverser l’"enveloppe de latex" engage le visiteur dans
un rapport tactile qui peut autant évoquer l’impression d’une caresse que
le sentiment désagréable d’une agression. Emmanuelle Vequeau choisi le latex
pour ses qualités organiques. C’est une matière translucide qui peut prendre
différentes teintes selon son épaisseur. Elle ne sèche pas et nécessite pour
cela que soit appliqué régulièrement du talc, caractéristique qui n’est pas
sans évoquer l'idée d'une respiration.„
Pierre Royneau
A propos du travail
Manifestation de l'interdit de montrer ou d'être vu. Exhibition.
Théâtralisation. Ostentation.
Étalage indiscret du corps masqué derrière un voile, un tissu, une robe.
La chair s'expose, se révèle dans des dessins graciles et fragiles ; la présence
féminine se dévoile à travers des sculptures de textile ou de latex, où la
peau, l'enveloppe, fabriquent le corps et son intimité.
Les frontières du plaisir sont répertoriées afin de mieux les transgresser
dans un travail où l'acceptation et la revendication du corps transparaissent.
Seuls demeurent les petits plaisirs quotidiens, le choix de son apparence,
et les petites phrases amusées que l'on partage dans l'intimité d'une alcôve.
Roland Cresson
A propos des «Impurs»
Regarde, me voici: insecte nu et tatoué
Je trace des êtres à mon image
Ils s'effacent, ils tombent ces fantômes douloureux.
Qui trop se hâte reste en chemin
La fleur de leur vertu
Mérite ces bienfaits
Tant de cicatrices et autant de frontières
Dessinées sur ma peau
Vous n'étiez pas encore sur terre
Vous étiez là pourtant, déjà
Au vide des grandes routes
Le vent déploie ses ailes
Ce que l'un édifie ce jour
Un autre va l'abattre
Ici et là-bas ne veulent plus rien dire
L'automne a fait tomber le mur
C'est là que s'inscrit la sentence
Tant que le sang coule et poisse le soulier
L' ici-bas passe et meurt, le hasard avec lui
Qui sait où est la vie sinon dans les baisers fidèles
La plume et le barreau, cris en cage, sans voix
Chacun de tes pas foule et navre ce cœur blessé
Sur mes membres meurtris tombe la rosée fraîche
Patience: je connaîtrai aussi le repos
Des images de sable traversent l'écran de mon âme
Bas de soie, doux grillage vite déchiré
Délivré enfin mes rêves tout entiers:
Peut-être dans ton ombre trouverais-je l'exil.